Débat sur la Sociale à Ornans,
Evelyne Ternant
13 03 2017 projection La
sociale à l’Eldorado Ornans
La première interrogation qui vient à l’esprit après le film
est : comment a-t-il été possible de réaliser une telle avancée de
civilisation, mettant fin à l’angoisse du lendemain, dans un pays dévasté par
la guerre ? Comment cela a-t-il été possible d’un point de vue politique
et d’un point de vue économique ?
Trois facteurs ont rendu possible le consensus politique,
allant de l’orientation donnée par le CNR à l’application concrète par Ambroise
Croizat et les militants syndicaux.
1) un rapport de force favorable au
mouvement social à l’issue de la guerre, compte tenu de sa participation
massive à la résistance, face à un patronat en partie collaborationniste, et à
la légitimité affaiblie : la CGT a 5 millions d’adhérents, le Parti Communiste
26% des voix aux élections législatives de 1946, et surtout une représentation au parlement bien plus proche de la composition
sociale réelle du peuple qu’aujourd’hui : c’est ainsi que le député
ouvrier Croizat va devenir ministre : aujourd’hui, il n’y a aucun député
ouvrier ni employé, alors que ces ceux catégories représentent à elles deux
plus de la moitié de la population active.
3) Enfin, troisième facteur de la mise en place de la protection sociale, qui a eu lieu dans tous les pays développés, à peu près au même moment, Allemagne, Angleterre, Etats Unis, c’est l’évolution structurelle du capitalisme après la grande crise de 1929, avec la mise en place de ce qu’on a appelé (de façon discutable) l’Etat Providence (car il n’est pas tout à fait tombé du ciel), mais il est une réponse la crise généralisée des débouchés de 1929. Après les analyses marxistes sur le capitalisme et ses crises de la deuxième moitié du 19ème siècle, les travaux de l’économiste Keynes en 1935 et 1936, vont montrer que le fonctionnement «naturel» du capitalisme et de ses marchés, loin de conduire à une auto-régulation, débouche périodiquement sur des crises de rentabilité du capital investi et une insuffisance de demande ( donc de débouchés), les deux aspects étant liés, car dès qu’il y a insuffisance de demande, et donc surproduction, il y a effondrement des profits, donc fonctionnement à perte du capital, et arrêt de l’investissement. Mais à la différence des marxistes, pour qui le capitalisme est intrinsèquement voué à vivre une succession de crises, Keynes voit non seulement dans l’intervention de l’Etat une possibilité de régulation, mais une nécessité pour éviter l’effondrement du système. Cette intervention de l’Etat revêt selon lui plusieurs dimensions :
- relever la demande des ménages (la consommation) en combattant les inégalités de revenus et de fortune, car les classes riches épargnent beaucoup, et l’épargne aggrave la dépression économique.
-relever l’investissement défaillant des entreprises par ce qu’il appelle « la socialisation de l’investissement », c’est-à-dire des investissements publics
-tuer l’économie des rentiers par une politique de création monétaire qui dissuade les spéculations boursières et encourage l’économie réelle.
Après la guerre, ces prescriptions keynésiennes vont avoir d’autant plus d’influence qu’elles ont connu avec le New Deal aux Etats Unis en 1933 une première expérimentation, avant même les travaux de Keynes, ce qui a permis de sortir plus rapidement de la grande crise que d’autres pays.
Donc une parmi les dirigeants politiques, les intellectuels, et même certains milieux d’affaires, dans tous les pays développés, la conviction qu’une évolution structurelle doit permettre au système d’éviter une nouvelle crise économique en assurant une stabilité des débouchés fait son chemin. La protection sociale a été l’un des piliers de cette stabilisation.
Ce rôle de stabilisateur a d’ailleurs été unanimement reconnu lors de la crise de 2008 y compris par la commission européenne.
Voir document de la DRESS (Direction
de la recherche, des études, de l’évaluation et des statistiques) de 2013,
DRESS :
« Les dépenses de protection sociale ont joué un rôle capital dans la crise
actuelle en compensant les pertes de revenus des ménages en début de crise,
contribuant ainsi à stabiliser l’économie. Ces effets stabilisateurs se sont
toutefois estompés au milieu de 2010 pour devenir négligeables en 2012, parfois
même dans les pays où le chômage continuait de progresser. La réduction des
dépenses de protection sociale en volume enregistrée en 2011 et 2012 représente
une baisse significative de leur composante cyclique, ainsi qu’un éventuel
ralentissement de leur rythme tendanciel de croissance. Cet ajustement
significatif au cours de cette crise reflète en partie l’ampleur exceptionnelle
de la consolidation budgétaire nécessaire, dans un contexte d’architecture
incomplète de l’Union économique et monétaire ».
Ce qui veut dire en clair que, de plus
en plus, les dépenses sociales, malgré leur effet stabilisateur, sont sacrifiées
sur l’autel de l’austérité et de la réduction de la dette publique.
4)
Pour ces raisons conjuguées de puissance des revendications salariales et de
nécessité structurelle pour répondre à la grande crise, une étape très importante de la protection sociale a été franchie dans
tous les pays développés au lendemain de la deuxième guerre. Jusque-là,
dans la période de 1870 à 1935 s’était développé un mouvement très puissant de
luttes pour la création d’assurances sociales, avec beaucoup de résistances
patronales et de conflits. Ce mouvement a été en fait le début de l’histoire de
la protection sociale en ce sens qu’il est posé clairement que la protection ne
devait plus relever du paternalisme, de la charité, de la solidarité
volontaire, mais de la reconnaissance de droits sociaux. La question sociale
n’est plus seulement posée pour des populations sans lien social (les
indigents, les miséreux, les sans feu ni lois, etc…), elle est dorénavant posée
pour les populations qui s’inscrivent dans la civilisation du travail née avec
la révolution industrielle. Ce mouvement pour les assurances sociales, là où il
a été puissant, Allemagne, France, donnera lieu à ce qu’on appelle le modèle « bismarkien » de la protection sociale,
c’est-à-dire un financement assuré par des cotisations sociales prélevées sur
le lieu de travail, c’est-à-dire directement sur la production de richesses.
C’est la cotisation qui donne droit à la prestation. Un autre modèle va se
développer après la guerre, appelé « modèle beveridgien » du nom de
Beveridge, le ministre anglais des affaires sociales qui élabore le projet de
protection sociale anglais en 1942, conçu différemment : la prestation est
un panier de droits minimum, universel, financé par l’impôt. L’ancrage du
prélèvement sur le lieu de travail disparaît.
Les systèmes de protection sociale européens
actuels restent fortement marqués par ces origines historiques différentes.
D’abord
sur l’ampleur de la protection. Le rapport de force politique
particulièrement favorable au mouvement social en France fait que c’est là en
France qu’elle a été le plus développée à ce moment-là, au lendemain de la
guerre.
Ensuite
sur les modalités : sont restés de
tradition bismarckienne, où l’essentiel des prestations provient des
cotisations versées par les salariés et leurs employeurs et gérées par
eux-mêmes l’Allemagne, France,Belgique, Pays-Bas, etc.) ; les pays de tradition
beveridgienne, où ces prestations proviennent surtout de l’impôt, et
sont donc gérées par l’État sont (Royaume-Uni, Irlande, pays scandinaves).
Bien entendu, cette distinction est à nuancer.
Dans les pays dits beveridgiens, la différence est grande entre le Royaume-Uni,
où seul le service national de santé est vraiment universel et limité dans le
panier de soins, et les pays scandinaves, dont le système, appelé aussi social-démocrate,
couvre l’ensemble des risques. Par ailleurs, dans les
pays dits bismarckiens, il y a au fil des
réformes et depuis la fin du 20 ème siècle une implication croissante de
l’État dans les dépenses de protection sociale. C’est le cas en France avec
l’instauration de la CSG (1991).
5) Le débat sur le financement de la protection sociale est aujourd’hui
un enjeu majeur, car à partir des années 1970, les États-providence sont soumis à de fortes pressions économiques,
politiques et sociales. C’est qu’en effet une nouvelle crise structurelle affecte le capitalisme : le modèle
de croissance dit fordiste : production de masse/consommation de masse)
des « 30 glorieuses » trouve ses limites sous plusieurs effets
conjugués :
-une
internationalisation du capital qui sépare les zones de production des zones de
consommation, et met en concurrence les salaires et systèmes nationaux de
protection sociale.
-une révolution
technologique considérable : la révolution informationnelle
-une financiarisation de
l’économie par laquelle les marchés financiers acquièrent un pouvoir
considérable de pilotage des entreprises et d’orientation politique des Etats à
travers le financement de la dette publique.
Donc la tendance générale quel que soit le modèle de protection sociale
a été d’appliquer des recettes libérales : plus de flexibilité, moins
de protection sociale pour réaliser les ajustements budgétaires et les
équilibres des régimes sociaux. Une gestion comptable s’est peu à peu
substitué à la grande ambition humaniste de protection. Les grignotages
successifs ont porté sur les retraites avec la succession des réformes, sur la baisse des
remboursements des soins de santé ou les obstacles que doivent franchir les chômeurs
pour tenter d’obtenir leurs indemnités.
L’avenir
de la protection sociale est donc clairement posé : d’ailleurs, quand par
de-là les affaires, la campagne présidentielle arrive à atteindre le débat de
fond, on voit qu’elle est un sujet de confrontation important entre les
candidats.
Un dernier mot avant de débattre ensemble
: aujourd’hui, la protection sociale en France représente 32% du PIB (en
deuxième position dans l’UE derrière le Danemark) pour une moyenne de l’UE à 27
de 28% du PIB ( donc pas très éloignée) sachant que les pays de l’Est récemment entrés sont tous à moins de 20%. Cela relativise les propos qu’on entend
souvent sur le prétendu caractère exorbitant des dépenses sociales en France.
Mais surtout, si l’on revient à la
situation de 1946, dans un pays dévasté par la guerre, la mise sur pied de la
SS a représenté 100% du PIB sur les années 46 et 47. Comment cela a-t-il pu se
produire alors qu’on on nous prétend quotidiennement que son coût actuel de 32%
du PIB serait insupportable !
Tout
simplement parce que les dépenses de protection sociale ne doivent pas être
considérées comme une charge, comme une pure dépense qu’il faudrait à tout prix
réduire : elle sont un élément du bien être humain, et par là
même un facteur de développement économique
important. Une population en bonne santé, sans angoisse du lendemain, c’est
une population apte à s’impliquer, à faire preuve de dynamisme, de
créativité : c’est un facteur important de productivité économique et de
lien social pour le vivre ensemble, qui décuple les capacités humaines. La Sécu en 1946 a aidé au relèvement du
pays. Si elle avait été une pure charge, il aurait été impossible mettre en
place un système absorbant toutes les richesses produites. Elle a été elle même source de création de
richesses. C’est pourquoi l’optique
comptable qui prévaut depuis plus de 20 ans, à travers les objectifs
quantitatifs de réduction sans rapport avec l’évolution des besoins est non seulement
une régression sociétale, mais une erreur économique.
Je voudrais citer pour
finir l’économiste et sociologue danois Gosta Esping-Andersen,
qui est une référence sur l’étude comparative des systèmes de protection
sociale en Europe : il définit
ainsi les enjeux actuels : « les droits
sociaux … permettent aux individus de rendre leur niveau de vie indépendant des
seules forces du marché. [Ils] permettent au citoyen de ne pas être réduit au
statut de ‘‘marchandise’’. Mais les marchés sont là, ils s’efforcent de rogner
à leur profit ces droits sociaux et, grâce à la complaisance des divers
gouvernements, ils y arrivent peu à peu. »
Evelyne Ternant
débat 13 03 2017 projection La
sociale à l’Eldorado Ornans
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