jeudi 23 février 2017

La Sociale



Débat sur la Sociale à Ornans, 

Evelyne Ternant     
13 03 2017  projection La sociale à l’Eldorado  Ornans
 

La première interrogation qui vient à l’esprit après le film est : comment a-t-il été possible de réaliser une telle avancée de civilisation, mettant fin à l’angoisse du lendemain, dans un pays dévasté par la guerre ? Comment cela a-t-il été possible d’un point de vue politique et d’un point de vue économique ?
Trois facteurs ont rendu possible le consensus politique, allant de l’orientation donnée par le CNR à l’application concrète par Ambroise Croizat et les militants syndicaux.

                1) un rapport de force favorable au mouvement social à l’issue de la guerre, compte tenu de sa participation massive à la résistance, face à un patronat en partie collaborationniste, et à la légitimité affaiblie : la CGT a 5 millions d’adhérents, le Parti Communiste 26% des voix aux élections législatives de 1946, et surtout une représentation au parlement bien plus proche de la composition sociale réelle du peuple qu’aujourd’hui : c’est ainsi que le député ouvrier Croizat va devenir ministre : aujourd’hui, il n’y a aucun député ouvrier ni employé, alors que ces ceux catégories représentent à elles deux plus de la moitié de la population active. 

                2)une droite gaulliste qui sans être d’accord avec le projet va privilégier pour des raisons stratégiques, l’unité des forces de la résistance intérieure et extérieure, afin de retrouver une indépendance nationale que les dirigeants américains et anglais lui contestent. Il ne faut pas oublier que dès 1942 un projet américain d’administration des futurs pays vaincus a été élaboré, sous le nom d’ AMGOT ( gouvernement d’administration militaire des territoires occupés) visant la France comme l’Allemagne , l’Italie, le Japon les transformant en protectorats.  Ce statut enlève toute souveraineté au pays, y compris celui de battre monnaie. Pour la France, les billets (appelés billets drapeaux en raison de leur graphisme) ont été imprimés aux Etats Unis et apportés sur le territoire, pour remplacer le franc, en même temps que les hommes et le matériel du débarquement du 6 juin 1944 : De Gaulle interdit la circulation de ces billets dès le 27 juin 1944, au nom du gouvernement provisoire de la République Française, et adresse aux gouvernements anglais et américains une sévère mise en garde « disant qu'il ne reconnaît aucune valeur légale aux vignettes qui ont été mises en circulation sans son avis ». Ce rappel est utile car il montre pourquoi l’unité nationale aux yeux de la droite gaulliste est en 1946 est un enjeu politique majeur pour réduire les marges de manœuvre et les tentatives d’hégémonie anglo-saxonnes. La puissance du mouvement syndicale et de ses appuis politiques en a évidemment été renforcée. Cette période ne durera pas. Elle finira en 1947, avec l’entrée dans la guerre froide, l’opposition des communistes au blocage des salaires, la guerre d’Indochine, leur soutien aux grèves qui se multiplient, qui aboutiront à l’éviction des ministres communistes le 5 mai. 

                3) Enfin, troisième facteur de la mise en place de la protection sociale, qui a eu lieu dans tous les pays développés, à peu près au même moment, Allemagne, Angleterre, Etats Unis, c’est l’évolution structurelle du capitalisme après la grande crise de 1929, avec la mise en place de ce qu’on a appelé (de façon discutable) l’Etat Providence (car il n’est pas tout à fait tombé du ciel), mais il est une réponse la crise généralisée des débouchés de 1929. Après les analyses marxistes sur le capitalisme et ses crises de la deuxième moitié du 19ème siècle, les travaux de l’économiste Keynes en 1935 et 1936, vont montrer que le fonctionnement «naturel» du capitalisme et de ses marchés, loin de conduire à une auto-régulation, débouche périodiquement sur des crises de rentabilité du capital investi et une insuffisance de demande ( donc de débouchés), les deux aspects étant liés, car dès qu’il y a insuffisance de demande, et donc surproduction, il y a effondrement des profits, donc fonctionnement à perte du capital, et arrêt de l’investissement. Mais à la différence des marxistes, pour qui le capitalisme est intrinsèquement voué à vivre une succession de crises, Keynes voit non seulement dans l’intervention de l’Etat une possibilité de régulation, mais une nécessité pour éviter l’effondrement du système. Cette intervention de l’Etat revêt selon lui plusieurs dimensions :
 - relever la demande des ménages (la consommation) en combattant les inégalités de revenus et de fortune, car les classes riches épargnent beaucoup, et l’épargne aggrave la dépression économique.
-relever l’investissement défaillant des entreprises par ce qu’il appelle « la socialisation de l’investissement », c’est-à-dire des investissements publics
-tuer l’économie des rentiers par une politique de création monétaire qui dissuade les spéculations boursières et encourage l’économie réelle.
Après la guerre, ces prescriptions keynésiennes vont avoir d’autant plus d’influence qu’elles ont connu avec le New Deal aux Etats Unis en 1933 une première expérimentation, avant même les travaux de Keynes, ce qui a permis de sortir plus rapidement de la grande crise que d’autres pays.
Donc une parmi les dirigeants politiques, les intellectuels, et même certains milieux d’affaires, dans tous les pays développés, la conviction qu’une évolution structurelle doit permettre au système d’éviter une nouvelle crise économique en assurant une stabilité des débouchés fait son chemin. La protection sociale a été l’un des piliers de cette stabilisation.
Ce rôle de stabilisateur a d’ailleurs été unanimement reconnu lors de la crise de 2008 y compris par la commission européenne.

Voir document de la DRESS (Direction de la recherche, des études, de l’évaluation et des statistiques) de 2013,

 DRESS : « Les dépenses de protection sociale ont joué un rôle capital dans la crise actuelle en compensant les pertes de revenus des ménages en début de crise, contribuant ainsi à stabiliser l’économie. Ces effets stabilisateurs se sont toutefois estompés au milieu de 2010 pour devenir négligeables en 2012, parfois même dans les pays où le chômage continuait de progresser. La réduction des dépenses de protection sociale en volume enregistrée en 2011 et 2012 représente une baisse significative de leur composante cyclique, ainsi qu’un éventuel ralentissement de leur rythme tendanciel de croissance. Cet ajustement significatif au cours de cette crise reflète en partie l’ampleur exceptionnelle de la consolidation budgétaire nécessaire, dans un contexte d’architecture incomplète de l’Union économique et monétaire ».

Ce qui veut dire en clair que, de plus en plus, les dépenses sociales, malgré leur effet stabilisateur, sont sacrifiées sur l’autel de l’austérité et de la réduction de la dette publique.

   4) Pour ces raisons conjuguées de puissance des revendications salariales et de nécessité structurelle pour répondre à la grande crise, une étape très importante de la protection sociale a été franchie dans tous les pays développés au lendemain de la deuxième guerre. Jusque-là, dans la période de 1870 à 1935 s’était développé un mouvement très puissant de luttes pour la création d’assurances sociales, avec beaucoup de résistances patronales et de conflits. Ce mouvement a été en fait le début de l’histoire de la protection sociale en ce sens qu’il est posé clairement que la protection ne devait plus relever du paternalisme, de la charité, de la solidarité volontaire, mais de la reconnaissance de droits sociaux. La question sociale n’est plus seulement posée pour des populations sans lien social (les indigents, les miséreux, les sans feu ni lois, etc…), elle est dorénavant posée pour les populations qui s’inscrivent dans la civilisation du travail née avec la révolution industrielle. Ce mouvement pour les assurances sociales, là où il a été puissant, Allemagne, France, donnera lieu à ce qu’on appelle le modèle « bismarkien » de la protection sociale, c’est-à-dire un financement assuré par des cotisations sociales prélevées sur le lieu de travail, c’est-à-dire directement sur la production de richesses. C’est la cotisation qui donne droit à la prestation. Un autre modèle va se développer après la guerre, appelé « modèle beveridgien » du nom de Beveridge, le ministre anglais des affaires sociales qui élabore le projet de protection sociale anglais en 1942, conçu différemment : la prestation est un panier de droits minimum, universel, financé par l’impôt. L’ancrage du prélèvement sur le lieu de travail disparaît.
 Les systèmes de protection sociale européens actuels restent fortement marqués par ces origines historiques différentes.
D’abord sur l’ampleur de la protection. Le rapport de force politique particulièrement favorable au mouvement social en France fait que c’est là en France qu’elle a été le plus développée à ce moment-là, au lendemain de la guerre.
Ensuite sur les modalités : sont restés de tradition bismarckienne, où l’essentiel des prestations provient des cotisations versées par les salariés et leurs employeurs et gérées par eux-mêmes l’Allemagne, France,Belgique, Pays-Bas, etc.) ; les pays de tradition beveridgienne, où ces prestations proviennent surtout de l’impôt, et sont donc gérées par l’État sont (Royaume-Uni, Irlande, pays scandinaves).
Bien entendu, cette distinction est à nuancer. Dans les pays dits beveridgiens, la différence est grande entre le Royaume-Uni, où seul le service national de santé est vraiment universel et limité dans le panier de soins, et les pays scandinaves, dont le système, appelé aussi social-démocrate, couvre l’ensemble des risques. Par ailleurs, dans les pays dits bismarckiens, il y a au fil des réformes et depuis la fin du 20 ème siècle une implication croissante de l’État dans les dépenses de protection sociale. C’est le cas en France avec l’instauration de la CSG (1991).

5) Le débat sur le financement de la protection sociale est aujourd’hui un enjeu majeur, car à partir des années 1970, les États-providence sont soumis à de fortes pressions économiques, politiques et sociales. C’est qu’en effet une nouvelle crise structurelle affecte le capitalisme : le modèle de croissance dit fordiste : production de masse/consommation de masse) des « 30 glorieuses » trouve ses limites sous plusieurs effets conjugués :
-une internationalisation du capital qui sépare les zones de production des zones de consommation, et met en concurrence les salaires et systèmes nationaux de protection sociale.
-une révolution technologique considérable : la révolution informationnelle
-une financiarisation de l’économie par laquelle les marchés financiers acquièrent un pouvoir considérable de pilotage des entreprises et d’orientation politique des Etats à travers le financement de la dette publique.
Donc la tendance générale quel que soit le modèle de protection sociale a été d’appliquer des recettes libérales : plus de flexibilité, moins de protection sociale pour réaliser les ajustements budgétaires et les équilibres des régimes sociaux. Une gestion comptable s’est peu à peu substitué à la grande ambition humaniste de protection. Les grignotages successifs ont porté sur les retraites avec la succession des réformes, sur la baisse des remboursements des soins de santé ou les obstacles que doivent franchir les chômeurs pour tenter d’obtenir leurs indemnités.

L’avenir de la protection sociale est donc clairement posé : d’ailleurs, quand par de-là les affaires, la campagne présidentielle arrive à atteindre le débat de fond, on voit qu’elle est un sujet de confrontation important entre les candidats.

Un dernier mot avant de débattre ensemble : aujourd’hui, la protection sociale en France représente 32% du PIB (en deuxième position dans l’UE derrière le Danemark) pour une moyenne de l’UE à 27 de 28% du PIB ( donc pas très éloignée) sachant que les pays de l’Est  récemment entrés sont tous à moins de 20%. Cela relativise les propos qu’on entend souvent sur le prétendu caractère exorbitant des dépenses sociales en France.
Mais surtout, si l’on revient à la situation de 1946, dans un pays dévasté par la guerre, la mise sur pied de la SS a représenté 100% du PIB sur les années 46 et 47. Comment cela a-t-il pu se produire alors qu’on on nous prétend quotidiennement que son coût actuel de 32% du PIB serait insupportable !
Tout simplement parce que les dépenses de protection sociale ne doivent pas être considérées comme une charge, comme une pure dépense qu’il faudrait à tout prix réduire : elle sont un élément du bien être humain, et par là même un facteur de développement économique important. Une population en bonne santé, sans angoisse du lendemain, c’est une population apte à s’impliquer, à faire preuve de dynamisme, de créativité : c’est un facteur important de productivité économique et de lien social pour le vivre ensemble, qui décuple les capacités humaines. La Sécu en 1946 a aidé au relèvement du pays. Si elle avait été une pure charge, il aurait été impossible mettre en place un système absorbant toutes les richesses produites.  Elle a été elle même source de création de richesses. C’est pourquoi l’optique comptable qui prévaut depuis plus de 20 ans, à travers les objectifs quantitatifs de réduction sans rapport avec l’évolution des besoins est non seulement une régression sociétale, mais une erreur économique.

Je voudrais citer pour finir l’économiste et sociologue danois Gosta Esping-Andersen, qui est une référence sur l’étude comparative des systèmes de protection sociale en Europe :  il définit ainsi les enjeux actuels : « les droits sociaux … permettent aux individus de rendre leur niveau de vie indépendant des seules forces du marché. [Ils] permettent au citoyen de ne pas être réduit au statut de ‘‘marchandise’’. Mais les marchés sont là, ils s’efforcent de rogner à leur profit ces droits sociaux et, grâce à la complaisance des divers gouvernements, ils y arrivent peu à peu. »

Evelyne Ternant    débat 13 03 2017  projection La sociale à l’Eldorado  Ornans





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